11 mai 2011 3 11 /05 /mai /2011 20:35

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Quadrophenia

Film de Franc Roddam (1979)

 

 

     Ses parents ne comprennent pas Jimmy. Mais qu'est-ce qu'il a donc dans la tête, ce môme, pour rentrer à la maison à des heures indues après avoir traîné toute la nuit avec Dieu sait quels voyous? Toujours révolté, en colère, en train de râler contre tout et n'importe quoi. Une véritable boule de haine. Comme si monsieur avait des raisons de se plaindre: un toit, des parents qui l'attendent pour le rôti du soir, un boulot stable de coursier dans une agence de publicité. Et puis cette nouvelle façon de s'habiller, il paraît que c'est la mode. Avec ses cravates, ses parkas et ses costumes cintrés, on se demande vraiment pour qui il se prend. C'est bien simple, on ne le reconnaît plus. Qu'est-ce qu'on a bien pu faire pour mériter un fils pareil? Quant à la musique qu'il écoute, si tant est qu'on puisse appeler ça de la musique, n'en parlons même pas. Une bande de braillards mal coiffés qui ne savent même pas jouer de leur instrument. Les Who, qu'ils s'appellent. Quand ils passent à la télé, Jimmy devient fou, enlève sa chemise, s'agite dans tous les sens. Effrayant.

 

     Heureusement pour Jimmy, il y a le week-end et les potes. Des mecs qui le comprennent, des frangins qui vibrent pour les mêmes choses que lui, qui se fringuent comme lui. Une bande, quoi. Avec Dave, Spider, Chalky et Monkey, ses fidèles compagnons de virée, il écume les soirées londoniennes, se gave de speed et de rhythm and blues jusqu'au petit matin et se frite avec ces abrutis de rockers qui en sont restés à Gene Vincent. Et puis, il y a Steph. Elle est drôlement jolie, Steph, avec sa frange qui lui tombe sur les yeux, mais elle sort avec Pete, un vrai pauvre type. Une fois, ça a rendu Jimmy tellement malade de les voir danser ensemble qu'il a arrêté le slow en plein milieu pour faire cracher « My Generation » sur la platine. De temps en temps, il va la chercher à la sortie de son travail pour la ramener chez elle, en espérant vaguement qu'il se passera quelque chose. Peut-être à Brighton, en mai, lors du fameux week-end que tout le monde attend. Lui le premier.

 

     Inspiré de l'opéra-rock éponyme des Who et sorti sur les écrans en 1979, Quadrophenia reste un des films majeurs sur les mods et la guerre de rue qui les opposa aux rockers, leurs meilleurs ennemis, au milieu des années soixante. Atteignant un pic de violence lors du « Whitsun weekend » de 1964, au cours duquel les deux camps transforment Brighton en champ de bataille, la confrontation horrifie l'Angleterre, persuadée d'abriter en son sein les légions du chaos. Sans réponse face à la colère volcanique de sa jeunesse, le pays, perplexe et incrédule, ne veut voir dans cette éruption que le signe avant-coureur d'une prochaine déchéance morale et l'annonce de son effondrement. L'incompréhension parentale envers Jimmy reflète l'attitude des institutions autoritaires et conservatrices envers ce combat fratricide dont les enjeux leur échappent. D'où sortent ces gamins? Au nom de quoi s'écharpent-ils? D'où tirent-ils cette rage, eux, les enfants d'une nation prospère, les rejetons des classes moyennes, les enfants chéris du baby boom? Autant d'énigmes qui rendent le phénomène d'autant plus inquiétant.

 

     Les mods ne se déplacent qu'en scooter italien, passent des plombes devant le miroir à peaufiner leur look de petit minet friqué et ne jurent que par la musique noire américaine. Ils se définissent et se perçoivent comme les représentants de la coolitude absolue et s'identifient peu à peu à des groupes anglais qui font souffler un esprit nouveau sur la scène rock: les Who, les Kinks, les Small Faces. Pour eux, les rockers ne sont  que de sombres ringards qui écoutent la musique de papa et ont trop regardé Brando dans L'équipée sauvage. Le blouson noir, les bottes, les chaînes, « Be bop a lula », le moteur de la bécane qui vrombit, tout ça c'est dépassé, has been, obsolète. Place aux riffs dévastateurs et à l'élégance rageuse.  Le film ne ferme pas les yeux sur l'aspect absurde et vain de cette rivalité, notamment lorsque Jimmy et sa clique tabassent un rocker qui n'est autre que Kevin, son ami d'enfance.

 

     Imparfait mais attachant (ou attachant parce qu'imparfait), Quadrophenia parvient à émouvoir parce qu'il se concentre sur un personnage entier, voire naïf, qui s'identifie tellement à la mouvance mod qu'il en vient à la considérer comme la seule chose vraie et précieuse dans son existence. Exalté et pur, il se jette à corps perdu dans l'aventure, n'existant que dans un présent qu'il vit avec une extrême intensité. I hope I die before I get old. Plus rien d'autre n'a d'importance: ni le regard des parents, ni la répression policière, ni les remontrances du patron. Seule compte l'interminable attente du vendredi et des folies nocturnes. Le désenchantement attend fatalement cet idéaliste au bout du chemin. Sa petite Steph le laisse tomber, ses copains rentrent dans le rang, le monde n'a pas changé et ne changera jamais. Il est le seul à y avoir vraiment cru, à avoir pris la chose au sérieux. Il a toujours été le seul. Restent le sentiment amer de s'être fait avoir, l'alcool et la solitude. Jimmy va trop vite, Jimmy pleurniche, il sent son parfum sur la corniche...Et si Souchon était un mod?

 

 

 

 

 

La bande-annonce du film:

 

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20 avril 2011 3 20 /04 /avril /2011 13:22

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Once  -

Film de John Carney (2006)

 

 

Le personnage principal de Once, dont on ignore jusqu'au bout le nom (dans le générique, il apparaît sous l'universalisante appellation de « the guy »), est musicien de rue à Dublin. A trente ans bien sonnés, il vit encore chez son père et l'assiste parfois dans son travail de réparateur d'aspirateurs. Sous le coup du départ de sa petite amie pour Londres, il compose dans l'intimité de sa chambre des chansons à fleur de peau qu'il teste sur les passants souvent indifférents de Grafton Street. Jusqu'au jour où une jolie vendeuse de fleurs à l'accent délicieusement étranger (« the girl », vous l'aurez compris) prête une oreille attentive aux déchirantes mélopées de ce chanteur pas comme les autres, qu'elle assaille de questions embarrassantes sur l'objet de son inspiration. Il est seul, brisé et nostalgique. Elle débarque de République Tchèque avec son bébé et sa mère, qui partage son petit appartement. Entre ces deux coeurs perdus, une relation privilégiée ne tarde pas à s'établir, dans laquelle la musique tient une place prépondérante. Lorsqu'elle lui avoue qu'elle est elle-même pianiste, il l'entraîne dans un magasin de musique où ils jouent ensemble une de ses compositions. Immédiate et évidente, l'alchimie naissante dépasse rapidement le cadre musical.

 

A première vue, le scénario paraît digne d'une énième comédie romantique à la sauce hollywoodienne ou d'un mélodrame sponsorisé par une marque de mouchoirs en papier. Or, le film évite les écueils sentimentalistes et sonne prodigieusement juste d'un bout à l'autre, en équilibre sur un fil ténu et comme touché par la grâce. Entre elle et lui, ces deux amoureux transis encombrés du poids de leur histoire et trop timides même pour s'embrasser, tout ce qui relève du non-dit et de l'indicible passe par le vecteur musical, à la fois dernier refuge des égarés et topos de l'émotion pure. Libérés des contraintes et des peurs qui les empêchent de dépasser le stade du flirt, ils peuvent donner libre cours aux sentiments qui les étreignent, et leur complicité s'avère artistiquement fructueuse : elle pose des paroles en forme de message codé sur ses accords et lui se sent regonflé par l'intérêt qu'elle porte à sa personne et à son art. La musique se fait point de convergence de deux existences douloureuses et lieu de rencontre de deux êtres fragiles unis par leur désir d'apporter un peu de beauté au monde.

 

Le caractère unique et éphémère de leur relation est souligné par le titre, qui ne fait en aucune façon référence au premier mot de tous les contes de fées. Pas de happy ending au sens classique ici, qui mettrait miraculeusement fin aux problèmes et réunirait à jamais les amants platoniques: c'est dans un monde très réel que les personnages évoluent, source d'insatisfaction, de dilemmes et de souffrance. Pour autant, le film ne verse pas dans le misérabilisme et dégage une grande chaleur, une profonde énergie vitale, échappant également au cliché de l'artiste maudit, condamné à la frustration et à l'anonymat. Dans sa quête de voir aboutir son projet d'album, « the guy » peut non seulement compter sur le soutien inconditionnel de son amie venue de l'Est, mais également sur celui d'autres musiciens de rue, qui acceptent au pied levé de former son backing band lors de l'enregistrement, ou d'un ingénieur du son d'abord blasé puis bluffé par la qualité de ses chansons. La scène où le père félicite son fils après avoir écouté les bandes et lui souhaite bonne chance à la veille de son départ pour Londres reste en mémoire comme l'une des plus touchantes du film.

 

La tonalité très authentique de Once tient au fait que Glen Hansard et Marketa Irglova sont tous deux musiciens professionnels, et non comédiens. A l'origine, c'est Cillian Murphy (l'un des deux frères dans Le vent se lève de Ken Loach) qui devait jouer le rôle principal et chanter les chansons de Hansard, mais l'idée de se retrouver face à une néophyte de dix-sept ans l'a quelque peu refroidi. D'abord réticent, Hansard a finalement accepté d'interpréter son propre personnage, et ses talents d'acteur se sont avérés remarquables. Tourné avec des bouts de ficelle et financé en grande partie par l'Irish Film Board, Once, qui a reçu un accueil critique très favorable à sa sortie, a obtenu l'Oscar de la meilleure chanson originale en 2008 pour la magnifique « Falling Slowly », suite à quoi la bande originale du film a atteint la première place des charts en Irlande. Pour la petite histoire, Irglova et Hansard ont brièvement formé un véritable couple et se sont produits plusieurs fois ensemble sur scène, notamment à la Cigale à l'automne 2010 sous le nom de Swell Season. S'ils sont aujourd'hui séparés, leur collaboration a accouché d'un film bouleversant et de quelques titres d'une beauté renversante.

 

 

 

La bande-annonce du film :

 


 
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7 avril 2011 4 07 /04 /avril /2011 20:43

The Devil and Daniel Johnston

The Devil and Daniel Johnston

(Jeff Feuerzeig 2006)

 

 

     L'histoire fascinante de Daniel Johnston, à bien des égards plus incroyable que le récit de fiction le plus barré, semble sortie tout droit de l'imagination dérangée d'un écrivain contemporain soucieux de donner corps à un personnage aussi complexe qu'imprévisible. Elevé par des parents catholiques fondamentalistes, il s'avère un adolescent brillant mais atypique, mal à l'aise dans l'ordre étroit du système scolaire, qui se crée un monde parallèle dans le sous-sol de la maison familiale, entouré de sa musique, de ses innombrables dessins et de ses bandes dessinées. C'est dans cette bulle protectrice, à l'abri des regards et des remontrances moralisantes de sa mère, que le jeune Daniel compose ses premières chansons sur un vieux piano déglingué. Plus il s'approche de l'âge adulte et plus son comportement inquiète. Incapable de vivre seul, inadapté à tout semblant de structure et totalement réfractaire aux règles, il ne passe que quelques mois à l'université avant de réintégrer le domicile familial en Virginie Occidentale. Les médecins ne tardent pas à déceler chez lui les symptômes évidents de graves troubles maniaco-dépressifs.

 

     Sa maladie provoque une ribambelle d'incidents et d'épisodes à la fois rocambolesques et tragiques. Entre deux séjours en hôpital psychiatrique, Johnston se rend responsable d'un accident d'avion, taille la route avec un cirque ambulant sans donner signe de vie, terrorise malgré lui une petite vieille en s'introduisant chez elle à l'aube et se paie des trips destructeurs à l'acide. La musique et le dessin sont les deux fils conducteurs de cette existence chaotique. Sur son magnétophone, il enregistre des kilomètres de bande et stocke une quantité impressionnante de cassettes, albums artisanaux dont il crée lui-même les pochettes. Génie intuitif et hyper-productif, il pond des chansons à la chaîne dans le basement qui lui sert de studio, livrant à son microphone les confessions les plus intimes, émouvantes de dépouillement et de sincérité. Très obsessionnel, il recycle certains symboles indéfiniment (ce déstabilisant orbite oculaire qu'on retrouve dans toute son œuvre picturale) et consacre une pléthore de titres enflammés à Laurie Allen, figure fantasmatique de la femme idéale, dont il devient d'autant plus éperdument amoureux qu'elle épouse un … croque-mort.

 

     Lorsque un journaliste du Austin Chronicle, à qui l'artiste a personnellement remis une cassette, fait partager sa découverte, Johnston rencontre enfin le succès qu'il espérait sur la scène indie folk locale, et son nom devient synonyme de coolitude: il apparaît régulièrement sur MTV, se produit en première partie de Glass Eye, et Kurt Cobain met un point d'honneur à porter le T-shirt de l'album Hi, How Are You? partout où il passe. L'intérêt principal du documentaire de Jeff Feuerzeig réside dans son exploration profonde et pertinente du rapport entre folie et création, thème maintes fois abordé et casse-gueule s'il en est. Le film pose les bonnes questions sans jamais asséner de réponses définitives ni tomber dans le piège du pathos ou du voyeurisme. Si ses chansons sont souvent d'une qualité époustouflante, le succès de Johnston au milieu des années 80 n'est-il pas aussi dû à un intérêt malsain du public pour ce qu'il prend pour un freak ou un phénomène de foire (pour être plus « authentique », Daniel interrompt son traitement quelques semaines avant ses concerts)? N'y a-t-il pas une tentation facile et dangereuse à associer génie et trouble mental, au mépris d'un jugement objectif sur l'œuvre de l'artiste? D'un point de vue extérieur, les fous géniaux ou génies fous sont essentiellement perçus comme des victimes, des êtres incompris aux élans réprimés par un réel pathogène. Mais, comme le montre le film à plusieurs reprises, ils peuvent également s'avérer des bourreaux qui torturent involontairement leur entourage.

 

     Outre son allusion possible au mythe de Robert Johnson, lui-même issu du motif faustien, le titre fait référence à l'obsession de Johnston pour le diable et le mal, qu'il voit partout à l'œuvre. Dans ses moments paroxystiques de délire, il se mue en prêcheur halluciné et incohérent, persuadé d'avoir été missionné par Dieu pour mettre en garde ses congénères contre la puissance néfaste du Malin. Au sein d'une troublante relation entre macrocosme et microcosme, le combat de Daniel (l'interprète des rêves et visions dans la Bible hébraïque) contre sa représentation de la figure diabolique évoque sa lutte constante contre ses propres démons intérieurs et met en lumière la fonction exorcisante de sa musique. A l'image de sa voix, qui semble obstinément se refuser à muer, Johnston oscille entre deux pôles (la souffrance, le mal-être, la noirceur d'un côté, l'innocence, la candeur et la fraîcheur de l'autre), entre l'enfance et l'âge adulte. Totalement imbibé des éléments disparates qui composent son univers imaginaire (dessins, chansons, confessions enregistrées, extraits de journaux intimes), le film réussit le tour de force de cerner autant qu'il est possible un personnage a priori difficilement appréhensible. S'il n'aide pas véritablement à comprendre Daniel Johnston (ce qui n'est pas le but de la démarche), il propose une plongée vertigineuse dans les tréfonds d'un esprit aussi torturé que foisonnant et aborde habilement et par la bande des questions aussi fondamentales que la normalité ou le regard social sur l'artiste, débordant à ce titre largement du cadre du simple portrait.

 

 

 

 

 

Extrait :

 

"I Live My Broken Dream" chanté à MTV

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16 mars 2011 3 16 /03 /mars /2011 17:06

Gainsbourg (Vie héroique)

Gainsbourg (Vie héroique)

Film de Joann Sfar

 

 

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il convient tout d'abord de préciser que Gainsbourg (Vie héroïque) mérite sans doute le prix du film le plus enfumé de l'année 2010. Ca tire allègrement sur des tiges dans tous les coins et, c'est bien simple, tous les personnages fument, de la Gitane à papa à la brindille classieuse pour femme élégante en passant par la pipe et le cigare. Une orgie de tabac guère surprenante dans un film sur Gainsbourg, mais qui ne manque pas de susciter une certaine sympathie à l'heure où les goudronneux de tous poils sont gracieusement invités à satisfaire leurs envies de nicotine à l'abri du regard des gens sains et bien élevés. Rappelons au passage que certains esprits larges, après avoir cherché des noises au barreau de chaise de Dutronc, voulaient priver Sergio de sa cigarette sur l'affiche du film. Triste époque.

    Le film s'attaque au mythe sous un angle original, l'auteur Joann Sfar s'intéressant davantage aux doubles de Gainsbourg qu'à sa vie réelle, comme il le rappelle avant le clap de fin. Loin d'être un
biopicclassique (et donc dénué d'intérêt sur le plan esthétique), Gainsbourg (Vie héroïque) explore les obsessions et les fantasmes gainsbourgiens et tente de mettre en images l'univers parallèle créé par l'artiste dans ses chansons. Il met en scène les alter ego de Sergio qui sont autant de projections des différentes facettes de son moi (le dandy tenté par les plaisirs et le succès faciles) ou d'images de lui-même que le monde lui renvoie parfois violemment (le Juif monstrueux de la France de Vichy). Ces visions fantasmatiques, récurrentes dans les textes du monstre autoproclamé, de « Intoxicated man » à « Yellow star » en passant par « L'homme à la tête de chou », permettent à l'homme et à l'œuvre de s'éclairer mutuellement. Le héros de ce qui se présente explicitement comme un conte évolue dans un monde à mi-chemin entre le factuel et l'onirique, le biographique et le merveilleux,  étrange entre-deux peuplé de créatures sorties de l'imagination du chanteur.

     Le pari osé de Sfar rappelle celui tenté et plutôt réussi par Todd Haynes dans
I'm Not There, film sur Bob Dylan sorti sur les écrans en 2007, dans lequel coexistent des images associées à Dylan dans l'imaginaire collectif (le protest-singer, le rocker-poète caché derrière ses lunettes noires) et des versions fictives de l'artiste tissées par le mythomane Dylan à longueur de chansons, de notes d'album et d'interviews de faussaire (le gamin qui a appris à jouer le blues dans les boxcars, le cow-boy échappé d'un livre sur le Far-West). L'intelligence des deux réalisateurs réside dans le fait qu'ils cherchent à nourrir leur film de l'univers de l'artiste qui en est le centre et d'ainsi faire pénétrer dans le champ biographique la subjectivité d'une grille de lecture toute personnelle. Joann Sfar, auteur de bande dessinée, se sert également du dessin comme d'un fil conducteur, rappelant par là-même que la peinture était la vocation première de Gainsbourg.

     Ce sont bien évidemment les rencontres de Serge avec les femmes qui rythment le film. Elles sont toutes là, ses égéries, ses muses et ses amantes: Juliette Gréco (Anna Mouglalis), Brigitte Bardot (Laetitia Casta), Jane Birkin (Lucy Gordon), Bambou (Mylène Jampanoï), tombées sous le charme d'un homme qui ne supporte pas sa gueule et qui leur donnera des nuits blanches, des chansons, des migraines, des enfants. La rencontre avec France Gall, parfaite ingénue et petite fille yé-yé dans la bouche de qui Gainsbourg mettra les mots les plus savoureusement ambigus, s'avère particulièrement croustillante. Malheureusement, l'évocation des amours gainsbourgiennes n'échappe guère aux clichés et donne au spectateur l'impression de feuilleter un joli livre de photographies en papier glacé sur le sujet, tant les scènes entre Gainsbourg et ses diverses conquêtes paraissent inertes et figées. Le film va alors à l'encontre de son ambitieux projet pour devenir une simple suite parfaitement mise en scène de tableaux convenus, comme si Sfar n'avait pas totalement réussi à faire fi de certains passages obligés.

     Le film tend à sortir à nouveau des chemins du conte pour revenir à des sentiers plus balisés dans son évocation des années Gainsbarre, mais ceci s'explique par le besoin qu'a semble-t-il ressenti Sfar de boucler la boucle. Le film s'ouvre sur l'enfance du petit Lucien Ginsburg, forcé de porter l'étoile jaune dans un Paris occupé et aux murs remplis d'affiches antisémites, et se ferme sur le rachat par Serge Gainsbourg du manuscrit de La Marseillaise, chant révolutionnaire auquel il dit avoir rendu son sens initial. Du gosse juif rejeté et indésirable à la star cabotine s'offrant avec l'argent de sa musique un symbole que l'extrême-droite aurait aimé faire sien, la trajectoire de l'artiste tient d'une forme de revanche ou tout du moins d'un énorme pied de nez. Il ne s'agit que d'une façon d'envisager son parcours, portée par une oeuvre cinématographique aussi audacieuse qu'imparfaite et qui refuse humblement de se poser en référence. Il s'agit non
dufilm définitif sur Gainsbourg, mais d'unfilm possible sur une figure difficilement cernable. Il en en existe sans doute des centaines d'autres.

 

 

 

 

Bande-annonce du film :



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26 février 2011 6 26 /02 /février /2011 18:04

Spinal Tap

Spinal Tap

(titre original en VO : "This Is Spinal Tap")

 

 

     Film de Rob Reiner (Quand Harry rencontre Sally, Stand by me) sorti sur les écrans américains en 1984, Spinal Tap est un brillant exercice parodique qui tourne en dérision tous les travers des documentaires rock classiques tout en se moquant allègrement de la vulgarité de certaines formations de hard rock gros cul que l'on reconnaît facilement derrière les traits des trois principaux protagonistes. Suivant la fausse tournée d'un faux groupe anglais ringard, le faux « rockumentaire » offre une alternance réjouissante d'interviews drolatiques, de scènes de concerts et de moments d'intimité aussi pathétiques que bidonnants. Après des albums inoubliables tels que « Intravenus de Milo » ou « Shark Sandwich », Spinal Tap espère se relancer avec la sortie de son nouvel opus « Smell Like Glove », mais le périple américain s'avère évidemment désastreux. Après moultes annulations et contretemps, l'inénarrable quintet se retrouve à assurer l'animation musicale d'une après-midi dansante dans une base militaire aérienne et s'essaie au jazz expérimental au beau milieu d'un parc d'attractions.

 

     Hilarant d'un bout à l'autre et truffé de détails justes et finement observés, le film concentre les stéréotypes et joue avec réussite la carte de la surenchère dans l'exagération. Tous les ingrédients habituels sont présents (la copine du chanteur qui met son grain de sel et attise les tensions, le manager incompétent dépassé par les événements, le patron de maison de disques au patronyme à rallonge incarné par Patrick McNee himself) et le trait toujours forcé, mais le choix de la caricature s'avère payant. Tout ici est jubilatoirement too much: le faux accent British des acteurs américains, les accoutrements improbables et le maquillage outré des phénomènes (qui n'hésitent pas à glisser un concombre dans leur futale moulant), les solos insupportables, la grossièreté des paroles des chansons, la basse double manche du bassiste fumeur de pipe. Pour rentrer dans les canons de la mythologie rock, Spinal Tap a bien entendu perdu certains de ses anciens membres dans de mystérieuses circonstances, et une inquiétante malédiction plane sur les batteurs, victimes d'étranges accidents de jardinage et de combustions spontanées. L'un deux est même mort étouffé dans le vomi de quelqu'un d'autre. Disparus Brian Jones, Jim Morrison, Eddie Cochran, Buddy Holly...

 

     Le rire naît également du décalage entre le mauvais goût du groupe et ses aberrantes prétentions artistiques. Frisant la débilité mentale, Nigel dit travailler sur un trilogie en ré mineur au piano sobrement intitulée « Suck On My Love Pump » et se réclame en toute simplicité des influences de Bach et Mozart (clin d'oeil prémonitoire à Matthew Bellamy ?). David entretient le projet d'enregistrer un album acoustique avec l'orchestre philarmonique de Londres et se voit comparé par son bassiste aux poètes Byron et Shelley. Dans un élan de mysticisme new age à deux balles, ces génies de la mise en scène décident même de se lancer dans une tentative de reconstitution du site de Stonehenge pour au bout du compte jouer entourés de dolmens miniatures autour desquels s'agitent des nains déguisés en trolls. Par l'absurde, le film pointe du doigt une forme de grandiloquence criarde, pour ne pas dire de mégalomanie, et le recours à l'extravagance délirante, poudre aux yeux jetée à la face du public pour faire publier la pauvreté des compositions et l'absence de projet musical cohérent. Rappelons au passage que le groupe est apparu pour la première fois lors de la première partie du Freddy Mercury Tribute.

 

     Reiner pousse le réalisme jusqu'à inclure des extraits plus vrais que nature d'apparitions télévisées de Spinal Tap datées des années 60, montrant la période rhythm and blues du groupe puis sa transition (opportuniste?) vers le psychédélisme. A cela s'ajoute le fait que Michael McKean (David), Christopher Guest (Nigel) et Harry Shearer (Derek) sont tous trois de véritables musiciens qui jouent réellement de leurs instruments respectifs. Devenu culte, Spinal Tap s'est produit au Royal Albert Hall en 1992, dans la foulée de l'enregistrement de son seul et unique album, « Break Like The Wind ». Ce moment d'histoire, dans lequel se rejoignent fiction et réalité, figure dans le coffret DVD sorti en 2003, ainsi que la bande originale du film et l'album. On ne saurait que trop conseiller l'acquisition de la chose.

 

 

 

 

 

 

La bande-annonce du film :

 

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28 janvier 2011 5 28 /01 /janvier /2011 16:01

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The Big Lebowski

Film d'Ethan & Joel Coen (1998)

 

 

Ecrire sur un chef d'oeuvre tel que The Big Lebowski est une gageure, qui s'apparente à tenter de mettre en mots la saveur unique d'un Saint-Emilion grand cru classé ou l'émotion toujours renouvelée à l'écoute de Forever Changes. N'ayons pas peur des mots, c'est à un monument que l'on s'attaque. Le film des frères Coen, sorti sur les écrans en l'an de grâce 1998, est à la fois un sommet d'inventivité et de drôlerie, un concentré de répliques cultes et de situations loufoques, une galerie de personnages plus improbables les uns que les autres, un formidable terrain de jeu pour une sacrée brochette d'acteurs (Jeff Bridges et John Goodman dans les rôles de leur vie, Steve Buscemi, John Turturro, Philip Seymour Hoffman, Julianne Moore) et un petit bijou scénaristique. Il s'agit à notre connaissance du seul objet cinématographique qui parvienne à mêler dans le cours de son irrésumable récit le bowling, Autobahn, Vladimir Illitch Oulianov, une valise pleine de slibards, des cris de baleines, un orteil coupé, l'action painting, Saddam Hussein, une prise d'otage, le Shabbat et un rongeur amphibie.

     Comme souvent chez les Coen brothers, les losers se taillent la part belle, et plus précisément ceux du genre à mettre le nez dans des affaires qui les dépassent totalement. Jeffrey Lebowski, alias the Dude alias El Duderino alias His Dudeness, est un rescapé des années hippies dans l'Amérique républicaine de George Bush Sr, qui balade sa bonhommie sifflotante dans L.A. en shorts et sandales plastique, écoute du Creedence dans sa guimbarde roulante en fumant des mégots de joints et passe ses journées à boire des White Russian ou à jouer au bowling avec ses acolytes Donny et Walter. Ce dernier, converti au judaïsme par son ex-femme, est un ancien du Vietnam, auquel il fait référence à tous bouts de champs. Patron d'une société de sécurité et défenseur acharné d'une idéologie toute personnelle, il incarne le beauf californien dans toute sa splendeur, attaché à son droit constitutionnel de sortir un flingue en toute occasion, obsédé jusqu'à la bêtise par l'ordre et le respect des règles établies, et pour qui Saddam n' est rien d'autre qu' un enc... de chameaux.

     Tout bascule dans la vie du Dude le jour où des inconnus viennent uriner sur son tapis favori, pièce maîtresse de son intérieur, et le sommer de rendre l'argent que sa femme devrait à un certain Jackie Treehorn. Comprenant qu'il s'agit d'une méprise, il rend visite au Lebowski originellement visé par les souilleurs d'étoffe, un millionnaire handicapé et bourru, afin de réclamer dédommagement. Son homonyme le vire comme un malpropre, le traitant d'incapable et de fainéant, avant de le convoquer quelques temps après pour lui apprendre que sa pin-up d'épouse Bunny a été enlevée et lui demander d'agir comme intermédiaire lors la remise de la rançon. Walter est persuadé que Bunny s'est kidnappée elle-même et veut jouer au plus fin avec les ravisseurs. C'est le début d'une série d'hilarantes péripéties, qui mettront ces parfais anti-héros aux prises avec un gang de nihilistes allemands, un magnat de l'industrie pornographique ou encore un chauffeur de taxi fan des Eagles.

     L'intrigue-prétexte et ses rebondissements délirants permettent aux frères Coen de s'amuser gaiement avec les codes du film noir (le titre étant un évident clin d'oeil à The Big Sleep d'Howard Hawks, tiré d'un roman de Raymond Chandler) et de laisser libre cours à leur imagination ludique. La parodie d'enquête menée par les deux sympathiques bons à rien promène le spectateur éberlué dans des univers aussi variés qu'interlopes et d'une scène d'anthologie à une autre: les conversations sans queue ni tête au bowling,  le coup du leurre imaginé par Walter, l'entrevue du Dude avec Maude Lebowski, la visite des compères chez le faux suspect Larry, sans oublier la bataille finale sur le parking. Ces épisodes sont entrecoupés d'intermèdes clipesques totalement hallucinés et rythmés par une BO du tonnerre de Dieu, véritables mini-films dans le film qui pénètrent dans l'inconscient du Dude, rempli de quilles, de tapis volants et d'inquiétants castrateurs armés de ciseaux géants.

     Plein d'empathie pour ses personnages, le film réussit à rendre attachant un type aussi obtus et agaçant que Walter et véritablement émouvantes des scènes qui flirtent pourtant avec le plus pur ridicule, comme celle où le vent renvoie dans la figure du Dude les cendres de Donny, au terme d'une oraison funèbre aussi incongrue qu' hors de propos. Derrière la moquerie et la dérision se dissimule toujours une profonde compassion pour les paumés de l'existence, dont les élans se voient systématiquement réprimés par l'absurde. A l'heure du stress organisé et des suicides au travail, le Dude apparaît comme le contre-exemple réjouissant de toutes les valeurs que prône l'Amérique conservatrice et moraliste : travail, effort, famille, rigueur, réussite individuelle, autodiscipline, bienséance. Au fond, on voudrait tous être ce Dude naturellement anti-conformiste, promener sur la vie un regard joyeusement désabusé, ne rien attendre du lendemain, n'avoir pour obsession que son prochain strike et comme principal souci que celui d'avoir toujours une bière au frais. Mais étant donné les temps tumultueux dans lesquels nous vivons, garder la zen attitude n'est pas toujours chose aisée. Heureusement, comme le dit derrière sa moustache le cow-boy narrateur de sa voix inimitable, le Dude se charge de se la jouer relax pour nous tous. Qu'il en soit ici, tout comme ses créateurs, chaleureusement remercié.

 

 

 

 

 

 

Une des scènes de rêverie du film (musique de Kenny Rogers & The First Edition)

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17 janvier 2011 1 17 /01 /janvier /2011 22:04

Control

Control

Film d'Anton Corbijn (2007)

 

 

    Malheureusement, on connaît la fin de l'histoire: Ian Curtis, chanteur de Joy Division, groupe majeur de la vague post-punk de la fin des années 70, a mis fin à ses jours le 18 mai 1980, à même pas vingt-quatre ans. Le film d'Anton Corbijn, fervent admirateur du quatuor mancunien qu'il avait à l'époque photographié pour le NME, retrace une trajectoire personnelle aussi fulgurante que douloureuse, de l'adolescence de Ian à Macclesfield, bourgade poisseuse proche de Manchester, à sa disparition quelques années plus tard, vaincu par la dépression, la survenue d'un succès ingérable, l'échec de son couple, le poids de la routine. Refusant radicalement les codes classiques du biopic et toute tentation d'esthétisation morbide, Corbijn filme en noir et blanc l'incapacité d'un homme à être et sa difficile relation au monde, et non le destin romantique d'un martyr iconique du rock. D'une sobriété qui confine au dépouillement, voire au dénuement, Control maintient jusqu'au bout une distance troublante et presque anti-empathique avec son personnage, à qui la caméra semble renvoyer son regard.

 

     Au commencement, il y a l'ennui: le lycée, les façades blafardes des immeubles du quartier, les journées interminables passées à griffonner des vers et écouter Bowie en fumant des clopes allongé sur le lit. Comme pour étouffer la mélancolie et le désenchantement précoce, Ian précipite sa propre normalisation sociale : il se marie à dix-neuf ans et trouve un emploi de fonctionnaire à l'Employment Exchange. Dès lors, Control devient la chronique d'un écartèlement et d'une impossible adéquation, le récit sans fard d'une existence faite de souffrance et de frustration. Curtis, qui rêvait d'absolu, se retrouve très tôt pris au piège du quotidien et des obligations familiales. Autant qu'une échappatoire et qu'un dernier espace de liberté arraché à la contrainte, la musique est alors pour lui un moyen de donner libre cours à la noirceur de ses névroses et de ses obsessions les plus profondes. Peu à peu, le circuit se referme, la limite entre scène et vie privée se brouille, et son désespoir intime devient sa principale inspiration.

 

     Les performances en concert s'avèrent particulièrement saisissantes, restituant l'énergie froide du groupe, au son sec et tendu, à mi-chemin entre le nihilisme punk des Pistols et la mécanique new wave de New Order. La voix sépulcrale de Curtis, étrangement charismatique dans ses vêtements d'employé de bureau, contraste avec son apparence juvénile, créant l'impression dérangeante d'une forme de maturité accélérée, d'un décalage quasi-monstrueux. Sam Riley se sort brillamment d'un très délicat exercice de mimétisme et s'approprie les idiosyncrasies du chanteur, à la fois rigide et désarticulé, halluciné et hypnotique, fascinant et effrayant. Pour Curtis, qui souffre d'épilepsie et vit sa musique jusqu'à l'épuisement, la scène relève d'une véritable épreuve physique, où la perte de contrôle, subie plus que recherchée, n'a absolument rien de jouissif ou d'extatique. Filmés sans voyeurisme, ces moments forts mettent en exergue la tension et l'intensité qui habitent continuellement Curtis.

 

     Distillant un malaise diffus, Control ne verse jamais dans la psychologie simpliste et ne cherche pas à expliquer a posteriori la part d'inexplicable. L' insatisfaction conjugale et les problèmes de santé de Ian Curtis ne font qu'accentuer un mal-être existentiel que l'on perçoit dès les premiers plans chez ce grand échalas maussade et songeur qui traverse le film comme une énigme. Ne se livrant qu'au compte-gouttes, il demeure jusqu'au bout insondable et mystérieux, enfermé dans son mutisme et ses tourments secrets, incapable de se mettre en mots ailleurs que dans ses chansons. La rage aux bords des lèvres, il ne peut qu'écrire les quatre lettres majuscules du mot « hate » au dos de son blouson de cuir, slogan lapidaire en forme de cri étouffé. Dramatiquement silencieuse, la tragédie intérieure de Curtis est aussi celle de l'indicible.

 

 

 

 

La bande-annonce du film:

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20 décembre 2010 1 20 /12 /décembre /2010 17:00

High Fidelity

High Fidelity

Réalisateur : Stephen Frears

2000



High Fidelityest à l'origine un livre de l'écrivain britannique Nick Hornby, grand pourvoyeur de scénarii pour le cinéma, paru en 1995. L'adaptation à l'écran signée Stephen Frears (My Beautiful Laundrette, The Van, The Queen) date de 2000 et transplante le décor de Londres à Chicago car les scénaristes connaissent parfaitement le paysage musical de Windy City, de ses disquaires à ses salles de concert. Affichant une distribution princière (John Cusack, Jack Black, Catherine Zeta-Jones, Tim Robbins ou encore ... Bruce Springsteen), le film reçut un accueil critique plutôt bienveillant ("an extraordinarily funny film, full of verbal and visual wit" pour le pas toujours commode Philip French du Guardian) et a peu à peu acquis un statut tout particulier chez les geeksdu vinyle et autres dénicheurs de galettes.

     Rob Gordon (John Cusack) tient une boutique de disques sobrement baptisée "Championship Vinyl". Pas franchement du genre ambitieux, il a abandonné ses études (la comparaison avec le Dante de Clerksne semble pas inadéquate sur ce plan) et passe ses journées à dresser les plus improbables top 5 musicaux avec ses deux phénomènes de vendeurs que sont Barry (intenable Jack Black) et Dick (Todd Louiso), en attendant qu'un non moins improbable client franchisse le pas de la porte. Sa rupture avec Laura, sa compagne depuis plusieurs années, déclenche chez Rob un processus d'introspection et de questionnement. En même temps qu'il réorganise son impressionnante discothèque selon un principe "autobiographique" (quelle chanson ou album est associé à tel ou tel moment), il cherche à revoir les quatre femmes qui ont compté dans son passé pour y voir plus clair dans le fatras sentimental qu'est devenue sa vie.

     La plupart du temps, la musique sert d'accompagnement à un film. Elle est là pour installer une atmosphère, créer l'euphorie, appuyer un moment particulièrement poignant ou refléter une époque. Dans High Fidelity, elle n'est ni plus ni moins qu'un sujet central: non pas un moyen, mais une fin en soi. Les morceaux chers à Rob, véritable encyclopédie du rock, sont totalement indissociables de son parcours personnel et de ses souvenirs. Ils ont contribué à le construire et à le façonner autant que ses relations amoureuses ou ses années sur les bancs de l'école. Les chansons ne sont pas de simples illustrations sonores dans le film, pas plus qu'elles ne tiennent de l'anodine toile de fond à l'existence de Rob, à qui les mélomanes passionnés s'identifient du coup le plus facilement du monde. La musique est la raison de vivre des personnages: ils l'écoutent sans cesse, la respirent, la suent, en parlent avec emphase. Elle vient s'entremêler avec le réel au point de brouiller les frontières et d'aiguiller leur rapport au monde, de former une véritable grille du lecture du passé et du présent. En un mot, High Fidelityn'est pas un film pour ceux qui pensent que David Bowie, c'est bien pour faire la vaisselle.

     Les discussions musicales sont bien sûr un enchantement pour les zonards des disquaires, et les joutes verbales entre Rob et Barry franchement poilantes. Les vrais fondus de musique ont tous avec leurs potes ces débats totalement vains mais terriblement jouissifs (parce que vains, précisément) du type "les cinq meilleurs premiers morceaux de face A". Les références se multiplient et donnent à l'ensemble un côté "nudge to the happy few" assez osé pour un film somme toute assez grand public, des Clash en passant par Marvin Gaye, Massive Attack ou le Beta Band. La BO est évidemment somptueuse: Belle and Sebastian, Dylan, Kinks, Velvet, Al Green, Harry Nilsson, Love, Aretha Franklin et bien d'autres. Deux grands moments d'anthologie: lorsque Barry met littéralement à la porte un client venu acheter "I just called to say I love you" pour l'anniversaire de sa fille, et  le passage où il exprime sa compassion profonde à un client qui souffre d'une grave maladie heureusement curable, ignorer Blonde on Blonde de Dylan.

     High Fidelity mérite la plus haute estime car le film redonne à la musique la place prépondérante qui devrait être la sienne dans tout séjour terrestre vaguement digne d'être vécu, à l'heure où la soupe en sachet FM envahit le moindre espace de ses rythmes abêtissants. Les autres films tirés des livres de Hornby valent également le coup d'oeil: Fever Pitch, starring Colin Firth, est un petit bijou d'anglicité (une relation amoureuse mise en parallèle avec une saison d'Arsenal), About a Boy se laisse tranquillement regarder et An Education, sorti en février 2010, s'il n'est sans doute pas le chef d'oeuvre annoncé, s'avère une histoire classiquement initiatique plutôt bien menée.

 

 

 

 

 

 

Quelques extraits vidéo :

 

Discussion snob : le top des meilleurs morceaux placés en ouverture d'album

 

Un client essaie d'acheter "I Just Called To Say I Love You" de Stevie Wonder

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13 décembre 2010 1 13 /12 /décembre /2010 16:48

http://assets.vbs.tv/videos/posters/000/007/193/SCION-GARAGE-EXPLOSION_FULL_LENGTH_small.jpg?1290659486New Garage Explosion

 

Un superbe documentaire dédié au garage-rock américain actuel vient d'être mis en ligne sur le site de VBS, la filiale audiovisuelle de VICE (qu'on connait et apprécie pour son magazine et son label).

 

Pendant 1h10 environ on y voit tous les meilleurs groupes du moment (Dirtbombs, Ty Segall, Vivian Girls, Thee Oh Sees, Black Lips... et même Jay Reatard dans sa dernière interview avant son décès) parler de leur musique, de leur vision du rock'n'roll, de leur quotidien sur la route. A voir ! (même si vous ne parlez pas anglais, la musique fait le boulot)

 

 

Si vous cherchez des infos sur les artistes cités ou présents dans ce film, voici quelques liens vers des articles publiés sur PlanetGong :

 

Black Lips - Good Bad Not Evil

Box Elders - Alice And Friends

The Clone Defects - Shapes Of Venus

The Dirtbombs - Ultraglide In Black

The GO - Whatcha Doin'

Human Eye - Fragments Of The Universe Nurse

The King Khan & BBQ Show - Invisible Girl

Ko & The Knockouts - Ko & The Knockouts

Thee Oh Sees -  Warm Slime

Jay Reatard - Matador Singles '08

Ty Segall - Lemons

Strange Boys - And Girls Club

Timmy's Organism - Rise Of The Green Gorilla

Vivian Girls - Vivian Girls

The White Stripes - White Blood Cells

Woven Bones - In And Out And Back Again

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10 décembre 2010 5 10 /12 /décembre /2010 21:05

Bob Dylan - Don't Look Back - D.A. Pennebaker

Bob Dylan - Don't Look Back -

D.A. Pennebaker

 

 

Objet filmique hybride et novateur à bien des égards, Don't Look Back, qui retrace la tournée de Bob Dylan au Royaume-Uni en 1965, est à l'image du personnage sur lequel D.A. Pennebaker braque sa caméra: difficilement réductible aux étiquettes et aux appellations. Ni portrait, ni documentaire classique avec voix off et témoignages à l'appui, ni recueil d'anecdotes backstage plus ou moins sulfureuses, le film propose une plongée dans l'intimité d'un artiste en pleine ébullition créatrice et en pleine mutation, qui porte en lui les germes d'une révolution musicale imminente. 1965, année charnière. Confronté pour la première fois aux attentes d'un public britannique venu en masse recevoir la bonne parole et précédé d'une aura quasi-prophétique, Dylan est là et ailleurs, à la fois intensément présent et tendu vers l'avenir, d'ores et déjà décidé à quitter ses oripeaux folk et tourner le dos aux foules qui l'acclament. Don't look back: mot d'ordre paradoxal d'un musicien qui n'a cessé de se réinventer en revenant toujours aux sources et aux origines.

 

Collé aux bottines de Dylan, Pennebaker s'efforce de suivre le rythme effréné d'une tournée aussi historique qu'épuisante, et, partisan radical d'une forme d'esthétique de la discontinuité, donne à voir une série de tableaux qui sont autant de facettes du chanteur. Face à une presse curieuse de sonder le phénomène, c'est la persona publique de Dylan qui occupe le devant de la scène, alter ego mythomane à l'ironie mordante, qui élude les questions à grand renfort de faux aphorismes, de slogans à l'emporte-pièce et de nonsense messianique. Fuyant et insaisissable, je-m'en foutiste de façade, il ne livre le fond de sa pensée que lorsqu'on met en doute la sincérité de sa démarche, comme l'apprend à ses dépens ce journaliste de Time Magazine, incarnation de tous les Mister Jones de la terre, dézingué par la rhétorique impitoyable d'un Dylan aussi outré qu'arrogant. Le maître du jeu, celui qui fixe les règles et délimite les frontières du factice, c'est lui et lui seul. Et qu'on ne s'avise guère de le provoquer en duel sur son propre terrain, car à la fin de l'interview, il touche.

 

Survolté et fiévreux, la clope toujours au coin de la bouche et la jambe gigotante, il noircit des pages et des pages dans sa chambre d'hôtel pendant que Joan Baez fredonne quelque doucereuse mélopée dans son dos. Penché sur sa machine à écrire, l'urgence chevillée au corps, il évoque le stakhanovisme beat de Kerouac. Rien ne compte plus que la prochaine chanson, le prochain vers, le prochain mot. Don't look back. En montrant Dylan au travail, le film réduit en poussière le mythe du poète fulgurant soudainement saisi par une inspiration venue d'ailleurs et qui n'aurait qu'à coucher sur le papier l'immédiateté de ses visions intérieures. Génial, le bonhomme l'est à la sueur de son front, et il accouche dans la douleur de chansons qui ne se font évidentes qu'a posteriori et une fois achevées. Qui, répète-t-il à qui veut l'entendre, flottaient dans l'air, et qu'il suffisait juste de choper au vol. Balivernes. Dylan apparaît comme un artisan du verbe, un perfectionniste, un monomaniaque de la rime, qui ne sert le sourire en coin« It's all over now, baby blue » à un auditoire médusé que parce qu'il est tout à fait sûr de son effet et trop content de renvoyer Donovan (c'est qui ce type?) à ses chères études.

 

     Sur scène, Dylan donne presque l'impression d'expédier les affaires courantes lorsqu'il entonne les protest songs à succès que les spectateurs attendent et qui semblent avoir été écrites par une version antérieure de lui-même. Dans le cadre somptueux du Royal Albert Hall, c'est presque mécaniquement qu'il débite le pourtant poignant et implacable réquisitoire chanté qu'est « The Lonesome Death of Hattie Carroll » ou qu'il déroule le fil des couplets prémonitoires de « The Times They Are A-Changin' ». Sur « It's Alright, Ma » et « Gates of Eden », l'oeil se fait à nouveau noir et la moue vengeresse. Le grand prêcheur apocalytptique est de retour, et il assène plus qu'il ne chante, déversant avec morgue sur le public un flot ininterrompu d'explosions verbales et de vérités aussi définitives que lapidaires. Magnétique, halluciné, Dylan parle un langage nouveau, qui oscille entre gouaille et mysticisme, et les regards braqués sur lui sont aussi fascinés que perplexes. Aucune proximité possible avec ce gamin dédaigneux à la maturité glaçante, qui n' érige des certitudes que pour mieux les balayer d'un trait d'esprit ou d'un revers de main. Don't look back. Dylan trace sa route, et va semer beaucoup de monde.

 

     Car c'est bien le trublion électrique acidifié, le bluesman yankee relooké par Carnaby Street, le dandy hirsute et mercurien que l'on croit apercevoir dans le plan final, assis sur le siège arrière d'une limousine, diisimulé derrière ses impénétrables lunettes noires et devisant sur la coolitude de l'anarchisme. En 1963, Dylan, encore toute imprégné de l'héritage de Woody Guthrie et de l'atmosphère militante du mouvement pour les droits civiques, chantait « Only a pawn in their game » à l'occasion d'un rassemblement politique dans le Mississipi. Deux ans après, la rock star absolue née sous l'objectif de Pennebaker griffonne des mots mystérieux sur des cartons qu'il laisse tomber un à un d'un air blasé sur le pavé londonien, au son d'une musique survitaminée: la sienne. Si Don't Look Back filme une période clé de la carrière de Dylan, il rappelle également à quelle vitesse incroyable s'est opérée son évolution. Une sorte de regard en arrière sur l'accélération de l'histoire.

 

 

 

 

VIdéos :

 

 

Une des scène les plus emblématiques du film : Dylan rencontre Donovan.

 

La rédaction de PlanetGong se félicite d'accueillir en son sein Monsieur Denis, spécialiste de Bob Dylan, du cinéma, baron du vin rouge et chantre du football de gauche. Merci à toi !

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