6 février 2012 1 06 /02 /février /2012 13:50

George Harrison: Living in the Material World

George Harrison -

Living in the Material World

Film de Martin Scorsese ; 2011

 

 

George Harrison fut le deuxième Beatle à quitter ce monde matériel, il y a déjà un peu plus de dix ans. Des années après sa mort (il serait inapproprié de parler de disparition), certaines communautés religieuses de son Liverpool natal organisaient encore des services à sa mémoire. Sans vouloir donner dans l'hagiographie, il se dégageait de sa personne et de sa musique une grande sensibilité, une sincérité et une générosité sans fard, une fragilité plus prégnante que chez les autres membres du groupe. Toujours plutôt en retrait et effacé, il fut quelque peu écrasé par le tandem Lennon-McCartney, sans jamais chercher à imposer quoi que ce soit ou à attirer l'attention des médias. Harrison était un homme discret mais éminemment profond et conscient des souffrances du monde. Quand Ravi Shankar l'alerte sur l'ampleur de la catastrophe humanitaire qui frappe le Bangladesh, il met sur pied dans l'urgence un concert au Madison Square Garden dont la recette est reversée aux populations affamées, invite Eric Clapton, Leon Russell, Billy Preston, Ringo Starr et sort Dylan de sa retraite. Lennon aurait peut-être convoqué la presse pour un bed-in de protestation. Harrison, lui, a préféré laisser la vedette à Ravi Shankar, à qui revient l'honneur de jouer en premier.

 

Tous les témoignages réunis dans le documentaire (McCartney et Ringo Starr évidemment, mais aussi Eric Clapton, Terry Gilliam, Eric Idle, George Martin, Phil Spector ou Tom Petty) mettent en avant cette attention aux autres, cette qualité d'écoute et de compréhension. Bien sûr, comme le chantait Brassens, « les morts sont tous des braves types », mais il s'avère difficile de rester sceptique quand il s'agit d'Harrison. Au coeur du portrait géant signé Martin Scorsese se trouve également la quête mystique du guitariste du Fab Four, son attirance pour la spiritualité orientale, son intérêt pour la musique indienne, le mantra, la méditation transcendantale. Quoi qu'on puisse en penser, Harrison prenait la chose très au sérieux et sa démarche, nourrie par la curiosité et la soif d'apprendre, fut toujours empreinte d'une indéniable authenticité. Tout au long du film, on découvre une personnalité véritablement hors du commun, le parcours atypique d'une anti-star qui, après avoir racheté la vieille demeure de Friar Park et son immense parc en 1970, en vint à se définir lui-même davantage comme un jardinier que comme un musicien.

 

Scorsese a semble-t-il voulu signer un film-somme, une sorte d'hommage à la fois exhaustif et définitif, et n'a laissé de côté aucune des facettes de l'existence d'Harrison: sa place au sein des Beatles, sa carrière solo, sa vie privée et sentimentale, ses expériences avec la drogue, ses voyages et rencontres, ses amitiés, la tentative d'assassinat dont il fut victime deux ans avant sa mort, son rôle de producteur pour La vie de Brian des Monty Python ou encore la création des Traveling Wilburys à la fin des années 80. A vouloir trop en dire (le film dans sa version complète dure plus de trois heures) et explorer chaque détail, le réalisateur oublie de choisir un angle d'approche et d'apporter un regard nouveau sur Harrison, comme il l'avait si brillamment fait pour Dylan dans l'excellent No Direction Home. Au bout du compte, Living In The Material World se résume à une longue série d'interviews et d'images d'archives sans grand travail de montage ou de commentaire, un énorme assemblage d'anecdotes et de scènes de vie qui peut lasser le spectateur le plus intéressé par ses redites, ses retours en arrière, son manque global de structure et de clarté. Il faut vraiment être un inconditionnel d'Harrison pour tenir le coup jusqu'au bout.

 

Logiquement, ce sont les passages qui évoquent le musicien Harrison qui s'avèrent les plus riches et les plus réussis. Ne perdons pas de vue, braves gens, que Georgie était un songwriter de premier plan et a tout de même pondu pour les Beatles des morceaux magnifiques comme « Something », « While my guitar gently weeps » ou « Here comes the sun ». A force de voir ses compositions recalées par Lennon et McCartney (« Something » est le seul titre signé Harrison à être apparu en face A d'un single du groupe), il a accumulé des tonnes de chansons, parmi lesquelles il a puisé pour son premier album solo, le superbe All Things Must Pass. Les moments du film consacrés à la genèse et l'enregistrement du disque montrent un Harrison perfectionniste à l'extrême, capable de passer des journées entières sur le solo de « My Sweet Lord », toujours à la recherche du son et du réglage parfaits. Il est simplement dommage que le flot ininterrompu d'informations déversé par le film fasse presque passer au second plan le fait que le monsieur fut avant toute chose un guitariste de génie et un artiste majeur.

 

 

 

 

Bande-annonce :

 

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26 décembre 2011 1 26 /12 /décembre /2011 11:48

SubmarineSubmarine -
Film de Richard Ayoade (2010)

 

 

A l'heure où les masses aussi opprimées que cinéphobes se pressent dans les salles obscures pour se voir octroyées leur quota de bons sentiments dégoulinants et de clichés rassurants, il est fort regrettable de constater qu'un petit bijou tel que Submarine n'a pas bénéficié de la résonance qu'il mérite. Le jour où le grand public se déplacera pour ce genre de film, on pourra dire que la démocratie aura réglé une grande partie de ses problèmes. Mais rassurons-nous, nous autres véritables esthètes et seuls détenteurs de la vérité et du bon goût, la dictature de la majorité et le règne du cinéma qui assène ses messages à grands coups de postures outrancières et de formules lapidaires dureront probablement aussi longtemps que ce bas-monde, c'est-à-dire pas longtemps, fort heureusement. Quand on voit que Télérama, volontiers qualifié de publication vaguement intello pour électeurs hollandistes et auditeurs de radios publiques, n'a même pas inclus Submarine dans sa liste parmi laquelle les lecteurs doivent choisir leur dix coups de cœur de l'année, on se dit, pour paraphraser un illustre orateur de la cinquième république, que la route est droite mais la pente rude. Il ne faudrait guère beaucoup nous pousser (doucement quand même) pour que nous décernions à l'œuvre de Richard Ayoade, merveille d'originalité et de finesse dans un océan de platitudes uniformes et de concepts formatés, la distinction fort courue de Film PlanetGong 2011.


     Oliver Tate n'est pas un adolescent comme les autres. Il lit Nietzsche et Shakespeare, se prend de passion pour L'attrape-coeurs de Salinger, aime laisser son regard se perdre dans la mer et donner libre cours à son spleen, les mains enfouies dans les poches de son duffle-coat. Sous la pluie immuable qui tombe sur sa ville de Swansea, il contemple le mouvement incessant des vagues et songe à ses parents, dont le couple s'enfonce dans l'ennui et le silence. Son père, fantôme barbu et squelettique, qui passe ses journées enveloppé dans un pathétique chandail, n'en finit plus de sombrer dans la dépression, en bon biologiste marin, ni de fixer le fond de sa tasse d'un œil vide. Sa mère, qui se rêvait actrice et doit se contenter d'un travail d'employée de bureau, trouve refuge dans une nostalgie bon marché et ressent une irrésistible attirance pour Graham, ridicule vendeur à meulette de boniments mystico-new age qui fut son amour de jeunesse. Oliver décide de tenter de rapprocher ses parents par tous les moyens possibles, malgré l'incompréhension qu'ils lui témoignent, et d'éloigner la menace Graham.


     Avec Jordana, qui refuse obstinément l'appellation de « petite amie », les choses ne sont guère plus simples. Il faut dire qu'elle non plus n'est pas comme les autres: elle aime les paysages industriels, l'eczéma sur son cou, les allumettes longues et les clichés Polaroid. La romance compliquée de ces deux originaux à la fois trop mûrs et paumés est filmée avec une justesse qui confine au miracle et une sensibilité profonde qui ne verse jamais dans la condescendance. Leur relation est empreinte d'une gravité précoce, un trouble existentiel, une intensité mélancolique qui font de ce film davantage qu'une énième plongée dans les méandres de la psyché adolescente. Ces jeunes gens fragiles et tellement peu sûrs de leurs propres sentiments se trouvent confrontés à des problèmes et des questions qui transcendent la notion d'âge et suscitent une empathie universelle: la séparation, l'amour, la maladie, la mort. Malgré tout, Submarine reste une comédie truffée de répliques décalées à souhait, de situations aberrantes et de trouvailles plus réjouissantes les unes que les autres. Doux-amer, parfois cruel, souvent drôle, le film marche sur un film ténu et cultive avec élégance le sens de l'entre-deux.



     Ode cinématographique aux contrées sans soleil, Submarine regorge d'une britannicité et d'une tendresse touchante pour les mornes décors urbains du Pays de Galles, les murs de brique rouge, les cheminées d'usines dont la fumée se confond avec les nuages, les laids uniformes des lycéens. La sublime bande originale signée Alex Turner colle aux images et participe d'une atmosphère très contemplative qui parvient à arracher le récit à tout repère chronologique pour l'installer dans une sorte de grâce atemporelle, un rythme hypnotique. Belles à pleurer, les ballades élégiaques du chanteur des Arctic Monkeys semblent, comme l'ensemble du film, tombées du ciel, inspirées par un ailleurs secret et inaccessible au commun des mortels, soufflées à l'oreille de l'artiste par une quelconque muse venue du pays des brumes, ou peut-être, qui sait, une divinité des profondeurs. Après un tel moment de pur enchantement et devant un tel concentré de poésie, de sincérité et de virtuosité, il vient aux lèvres du spectateur forcément ému comme une envie de dire merci.

 

 

 

 

Vidéos :

 

La bande-annonce :


 

Quelques extraits de la BO :


 

 

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22 novembre 2011 2 22 /11 /novembre /2011 14:41
Radiohead - Meeting People Is EasyRadiohead -
Meeting People Is Easy

(Grant Gee 1998)

 

 

 

En 1997, Radiohead est au sommet, grâce au succès planétaire d'OK Computer, album sublime qui réconcilie le grand public et la critique. Le disque trône en tête de tous les classements de l'année et le faciès émacié et hagard de Thom Yorke, nouvelle idole du désenchantement, s'affiche sur la couverture des magazines. Les plumes rock s'empressent de qualifier OK Computer de bande-son d'une époque, de chef-d'œuvre technologico-baroque, de climax inégalable des nineties. Les gratteux du dimanche s'usent les doigts sur les premiers accords de « Karma Police », imparable tube au texte mystérieux. L'amertume cristalline de « No surprises » et les tournants imprévisibles de « Paranoid android » bouleversent les foules. Quelques années après le déferlement de la vague britpop, Radiohead conquiert les ondes dans une soudaine explosion de mélancolie foutraque et de bidouillage mélodique, tournant radicalement le dos à l'héritage dont se réclament Blur et Oasis pour imposer un son reconnaissable entre mille et mériter le funeste label de « meilleur groupe du monde ».

 

C'est avec cette étiquette dans le dos que le groupe se lance dans une gigantesque tournée mondiale, qui le mènera des Etats-Unis à l'Australie en passant par le Japon. Le film, très ambitieux dans la forme et éloigné des canons du « rockumentaire », suit le périple du quintet d'Oxford en mettant l'accent sur le profond mal-être de Thom Yorke, totalement dépassé par l'hystérie collective qui l'entoure et un statut iconique qu'il refuse d'assumer. En juxtaposant les morceaux d'interviews, les coupures de presse et les extraits de concerts sur un rythme saccadé et clipesque, Grant Gee parvient à restituer remarquablement le sentiment paranoïaque qui envahit le chanteur, prisonnier d'une surenchère médiatique et d'une success story qu'il ne maîtrise plus. Meeting people is easy propose une réflexion intelligente sur la perte du contrôle de l'artiste sur son œuvre lorsque les fans et les médias se l'approprient. Quand Yorke tend son micro vers le public qui brame en chœur le refrain de « Creep », il ne s'agit pas d'un moment de partage fusionnel, mais on ressent au contraire dans l'attitude de ce génie malingre et fragile une forme de renoncement face à une inéluctable dépossession. Sorties du studio, ses compositions les plus intimes sont devenues des hymnes de stade.

 

Malgré toute l'intensité tripale dont il fait preuve sur scène, Yorke n'a pas l'étoffe du frontman tout-terrain et charismatique: c'est l'anti-Jagger, l'anti-Liam, l'anti-star. Face à la paradoxale idolâtrie dont il fait l'objet, il se replie sur lui-même, s'isole dans la bulle de son univers sonore et, dès qu'il se retrouve face à la presse, ne peut que confesser son incompréhension et sa perplexité. Le titre du film apparaît alors dans toute sa cruelle ironie, puisque Yorke se perd dans l'immensité de sa solitude au moment-même où son tour du monde le met en contact direct avec des milliers d'admirateurs. Lorsqu'il évoque le concert de Glastonbury, il avoue avoir été submergé par une force surhumaine, une impression effrayante de puissance quasi-divine. Seulement, il n'a pas les épaules pour jouer les prophètes de fin de millénaire, et il perd pied alors que tout le monde pense qu'il marche sur l'eau. En apnée, Thom Yorke se noie, et c'est ainsi qu'il faut sans doute comprendre le clip de « No surprises », dans lequel le chanteur, engoncé dans un scaphandre de studio, voit le niveau de l'eau lui monter peu à peu jusqu'aux yeux. En pleine gloire, il expose son naufrage existentiel à la face du monde.

 

Meeting people is easy est totalement indissociable d'OK Computer, et Gee réussit à faire le lien entre l'atmosphère troublante et si particulière de l'album et la dimension déprimante d'une tournée pourtant triomphale. Il multiplie les plans sur les espaces urbains déshumanisés (gratte-ciels écrasants, interminables tapis roulants, escalators déserts, enseignes lumineuses, chambres d'hôtel solitaires), faisant ainsi de son film à la fois une plongée dans l'intimité du groupe et dans les doutes abyssaux de Thom Yorke et une sorte d'illustration visuelle d'OK Computer. Il utilise les images récoltées aux quatre coins de la planète pour construire une sorte de patchwork cinématographique, une vision glaçante d'un cauchemar moderne qui fait écho aux couplets désespérés de « Let down »: « Transport, motorways and tramlines / Starting and then stopping / Taking off and landing / The emptiest of feelings / Disappointed people / Clinging on to bottles / And when it comes it's so disappointing. ».

 

 

 

 

 

Le film est disponible en intégralité sur Youtube

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8 novembre 2011 2 08 /11 /novembre /2011 16:24

Wonder Boys

Wonder Boys

Film de Curtis Hanson (2001)

 

 

     Grady Tripp (Michael Douglas), écrivain et professeur de littérature à l'université de Pittsburgh, ne croit pas du tout au syndrome de la page blanche. Et pour cause. Encensé par la critique pour son premier roman publié quelques années auparavant, il n'a strictement plus rien pondu depuis. Panne d'inspiration? Inavouable flemme? Blocage post-succès? Que nenni. Quand Tripp s'assoit devant sa machine à écrire, il se met à taper avec une sorte de frénésie et de manière quasi-compulsive. Son problème, c'est précisément qu'il n'arrive plus à s'arrêter, et qu'à force d'empiler les pages noircies d'encre dans les tiroirs de son bureau, il a perdu le fil de son histoire et a oublié, comme le lui rappelle son étudiante Hannah (Katie Holmes), de faire des choix. Son roman est devenu un monstre dont il a perdu le contrôle et dont il n'entrevoit pas lui-même la fin.



     Faire des choix, ce n'est pas franchement la grande spécialité de Tripp de manière générale, et notamment dans le domaine sentimental. Amant de longue date de Sara Gaskell (Frances Mc Dormand), l'épouse de son chef de département (pour simplifier les choses et mélanger les genres), il s'est jusque-là avéré incapable de quitter sa femme pour elle. Et voilà qu'elle lui annnonce qu'elle est enceinte. Que son éditeur (Robert Downey Jr), pressé de lire son nouveau roman qu'il pense terminé, se radine en ville au bras d'un travesti monté sur talons hauts. Et que James Leer (Tobey Maguire),l'élève de loin le plus talentueux de son atelier d'écriture, ne trouve rien de rien de mieux à faire pour combler son désœuvrement que de flinguer le chien de son supérieur hiérarchique et de piquer une veste ayant appartenu à Marilyn lors d'une soirée au domicile des Gaskell.



    Irrésistible d'absurde drôlerie, la situation n'en est pas moins critique pour un Tripp assailli de toutes parts et qui n'a plus que son cynisme désabusé à opposer au monde. Relégué au rang de has been de la plume, son quotidien comme son œuvre proprement interminable sont devenus des fardeaux trop lourds à porter. Des poids morts. A James, l'écrivain en herbe surdoué (wonderboy), mythomane et manifestement paumé qui loge chez lui après une nuit fort arrosée, il n'offre que l'image pathétique d'un ancien grand écrivain à la dérive fumant joint sur joint dans une trop large et miteuse robe de chambre. Davantage que d'un second souffle, Tripp a besoin de tirer un grand trait, mais n'en a ni la force ni le courage, préférant trouver refuge dans un flottement existentiel relativement confortable. En un week-end paroxystique où convergent et culminent tous ses problèmes, la vie et le hasard vont se charger pour lui de mettre fin à un processus mécanique d'accumulation dans lequel il s'enlisait complaisamment. Prisonnier de la fiction, il doit se confronter au monde réel pour s'acheter une forme de virginité et repartir de zéro.

 

    Ce film de Curtis Hanson (L.A. Confidential), passé relativement inaperçu au moment de sa sortie en France il y a une dizaine d'années, offre à Michael Douglas l'un de ses rôles les plus intéressants, ce qui, ne manqueront pas de persifler les mauvaises langues, n'était pas bien difficile. Habitué aux personnages de gros durs aux répliques légendaires (Black Rain, inoubliable et cultissime nanar), de flics ambigus dans de mauvais polars érotisants ou de requins de la finance, l'acteur est étonnamment convaincant en écrivain usé et hirsute, et semble s'amuser à écorner sa propre image plan après plan. Il s'est d'ailleurs préparé au tournage sur le mode Raging Bull, se gavant de bière et de pizza pour prendre plus de dix kilos. Adapté d'un roman de Michael Chabon (prix Pulitzer 2001) publié en 1995, le film transpose avec réussite à l'écran un genre très anglo-saxon, celui du campus novel, et offre, outre une savoureuse galerie de personnages tous plus ou moins névrosés ou dysfonctionnels (mention spéciale du jury à Downey Jr), un début de réflexion sur les affres de la création littéraire et une peinture souvent juste du microcosme universitaire.



     Cerise sur le gâteau, mister Bob Dylan himself a composé un titre original pour le film, 'Things have changed", qui fut récompensé par un Oscar en 2001. Curtis Hanson a réalisé un clip assez jouissif pour illustrer la chanson, constitué d'extraits du film dans lesquels le chanteur prend la place de Michael Douglas, les paroles de « Things have changed » se substituant aux dialogues originaux. En dandy ahuri avec sa canne et son chapeau, Dylan se la joue fou du roi shakespearien, énonçant l'air de rien des vérités définitives cachées sous les obscurs aphorismes et juxtaposant les formules lapidaires, spécialité maison (« If the bible is right, the world will explode » ou encore « All the truth in the world adds up to one big lie »). Cet aspect prophétique et révélateur se double comme souvent chez lui d'une ironie et d'un second degré de tous les instants, et ses mimiques à la Buster Keaton apportent une touche burlesque à ce mini-film, curiosité qui fera le bonheur des dylanophiles.

 

 

Le titre constitue une évidente auto-référence à "The Times They Are A-Changing", auquel il s'oppose radicalement, comme si le chanteur se répondait à lui-même trente-cinq ans après pour dresser un bilan à la fois désabusé et provocateur qui règle une bonne fois pour toutes son compte à son image d'artiste engagé: "I used to care but things have changed". Le message est clair: j'ai soixante balais, je suis en mode roue libre, et je me soucie de ce que l'on veut bien penser de moi comme de mon premier médiator. Rien n' a vraiment d'importance et après moi le déluge, en somme: une posture désillusionnée mâtinée de goguenardise qui n'est pas, d'une certaine manière, sans rappeler le rapport de Tripp au monde. Une forme de renoncement en trompe-l'oeil, de fausse démission pour un personnage en suspens qui promène sur ce qui l'entoure un regard uniformément blasé mais n'attend plus ou moins consciemment qu'une seule chose: le changement.

 

 

 

 

Vidéo :

 

"Things Have Changed"


 
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29 septembre 2011 4 29 /09 /septembre /2011 20:59

walk-hard-the-dewey-cox-story.jpg

Walk Hard : The Dewey Cox Story

Film de Jake Kasdan (2007)

 

 

Réalisé par Jake Kasdan et produit par Judd Apatow, grand manitou de la comédie potache décomplexée made in US (The legend of Ron Burgundy avec l'inégalable Will Ferrell, ou encore The 40-year-old virgin avec Steve Carell), Walk Hard : The Dewey Cox Story représente une vraie curiosité dans la catégorie pourtant fournie des films parodiques consacrés à l'univers du rock. Plutôt que de s'attaquer aux codes figés du documentaire comme a pu le faire Spinal Tap, considéré désormais comme un modèle de détournement, Walk Hard tourne en dérision le genre souvent convenu du biopic musical, qui a envahi les écrans lors de la dernière décennie (Walk The Line, Ray, entre autres, le controversé I'm Not There de Todd Haynes quittant courageusement les sentiers balisés). Trop souvent dénué de toute ambition esthétique ou scénaristique, le biopic (terme né de la contraction de biography et picture) classique se contente de narrer de façon linéaire les aléas d'une existence, en insistant lourdement sur les épisodes traumatiques et les passages à vide, et donne volontiers dans la psychologie de comptoir. Ce schéma récurrent, battu en brèche ici, fournit une trame toute trouvée au film, qui prend un malin plaisir à s'autoriser tous les excès et les débordements et à ridiculiser par l'absurde les stéréotypes.

 

Mètre-étalon du genre, c'est  Walk The Line , film de James Mangold consacré à la vie de Johnny Cash avec Joaquin Phoenix dans le rôle de l'homme en noir, qui sert de canevas à l'imagination débridée des auteurs. Le film insiste avec à peine plus d'emphase que l'original sur le traumatisme originel de la mort accidentelle du frère, tué par Dewey lors d'un duel à la machette (vraiment la faute à pas de chance) dans le garage familial. Avec beaucoup de tact, son père passera le reste de son existence à l'accabler de culpabilité, relation unidimensionnelle traitée sur le mode du leitmotiv comique. Le film tourne en ridicule les rapports conflictuels du couple formé par Dewy Cox et Darlene Madison (Jenna Fischer, la réceptionniste de The Office version américaine), équivalent caricatural de June Carter, moquant le comportement complexe et contradictoire du personnage de  Walk The Line . Totalement barrée, Darlene se jette au cou de Dewey avant de s'exclamer « Mais c'est impossible, nous sommes amis ! » ou s'offre lascivement à lui tout en lui assénant de sévères coups de genou dans les parties intimes.

 

En mode roue libre d'un bout à l'autre, ce concentré de loufoquerie ne se contente pas de se payer allégrement la tête de  Walk The Line , mais multiplie les allusions et les clins d'œil pour le plus grand plaisir des initiés, qui peuvent ainsi s'adonner à un réjouissant exercice de déchiffrage. Tour à tour, Dewey, personnage multi-référentiel et protéiforme, s'empare quasiment de l'identité des différentes rock stars qu'il imite pour relancer sa carrière. Troquant ses chansons country pour des compositions aux textes aussi surréalistes qu'insignifiants, il devient un alter ego poilant du Dylan période 65-66. Lorsqu'il met des années à pondre un album aux arrangements improbables (il réclame pas moins de cinquante mille didgeridoos sur une chanson) et passe ses journées à faire du trampoline, c'est au Brian Wilson de Smile que le film fait référence. Le moment le plus savoureux reste la dispute entre les Beatles en Inde au cours d'une séance de méditation à laquelle prend part Dewey, scène dans laquelle les dialogues regorgent d'allusions aux titres du Fab Four. La présence de Jack Black en Paul McCartney (en roue libre, on vous dit) constitue à elle seule une raison suffisante de voir le film.

 

C'est l'excellent John C. Reilly, le bas du front favori d'Apatow, qui a été choisi pour jouer le rôle principal, notamment pour ses qualités de chanteur et de guitariste. Il interprète lui-même toutes les chansons présentes dans le film, écrites pour la plupart par Dan Bern et Mike Viola, des Candy Butchers, qui ont réussi le tour de force de pondre des morceaux convaincants et farcis de second degré. « Take my hand » semble sorti tout droit des années cinquante, « A life without you » évoque certaines mélodies de Roy Orbison, « Let me hold you little man », protest song en faveur des nains, est un petit bijou d'ironie, tandis que la bien nommée « Royal Jelly » constitue une hilarante imitation de « Subterranean Homesick Blues »: « The mouse with the overbite / Explained how the rabbits were ensnared / And the skinny scanty sylph trashed the apothecary diplomat / Inside the three-eyed monkey within inches of his toaster oven life ». Une chanson à l'image du film, à la fois brillante et joyeusement débile.

 

 

 

 

Bande-annonce :

 



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6 septembre 2011 2 06 /09 /septembre /2011 10:13

Oasis -
Lord Don't Slow Me Down

(2007, réalisé par Baillie Walsh)

 

 

Lord don't slow me down retrace la monumentale tournée mondiale d'Oasis à la suite de la sortie de son sixième album studio, Don't Believe The Truth, de mai 2005 à mars 2006. Porté par des compositions qui figurent parmi les toutes meilleures du groupe (« The importance of being idle », « Let there be love »), le disque connaît un immense succès, atteignant le sommet des charts dès la première semaine au Royaume-Uni et des chiffres de ventes aux Etats-Unis comparables à ceux de Be Here Now huit ans auparavant. Porté par cette dynamique, que les frangins Gallagher se refusent à considérer comme un retour au premier plan, Oasis se produit dans 26 pays et enchaîne 113 concerts en dix mois devant plus de trois millions de fans. Le documentaire suit le périple de la bande de lads à travers le monde (Italie, Etats-Unis, Australie, Japon), accordant une large place à quelques dates marquantes de la tournée, notamment le show donné par le groupe au Madison Square Garden ou le concert triomphal de Manchester.

 

Somme toute assez classique dans la forme, le film alterne extraits de concerts, interviews savoureuses de Liam et Noel et scènes de vie collective backstage. Jouant de la présence permanente de la caméra, Liam s'en donne à cœur joie et joue à fond son propre personnage de rock star planétaire. Qu' il fasse le barbot devant les filles de Girls Aloud, balance sur Franz Ferdinand et Bloc Party au téléphone, se gave d'huîtres à Sydney ou crache sa bile sur Tom Cruise et Michael Owen, le lad ultime est en représentation permanente et exhibe une impressionnante collection de lunettes noires et d'aberrants couvre-chefs. Le tableau ne serait pas complet s'il ne lançait çà et là quelque trait d'esprit dont il a le secret et, là encore, on en a pour son argent lorsqu'il se fend de précieux conseils (« Always wear four condoms, one on your head and three down there ») ou affirme que sa mère vend des T-shirts du groupe à la sortie du stade à Manchester. A ranger dans la catégorie wit and wisdom.

 

Certes moins cabot que son phénomène de frère, Noel n'est guère avare de bons mots et s'avère souvent brillant lors de ses face-à-face avec la presse, mais on sent que le gigantisme et le caractère épuisant de la tournée lui pèsent. Même en coulisses, le contraste entre Liam le frontman, ravi d'être le centre de toutes les attentions, et Noel le songwriter, qui ressent souvent le besoin de s'isoler avec sa guitare, est saisissant. L'un surenchérit sans cesse et n'interrompt la pose qu'en compagnie de sa garde rapprochée, qui connaît son Liam sur le bout des doigts. L'autre avoue son usure et sa lassitude, son envie profonde de se poser pour écrire, et son regard se perd parfois au loin. A eux deux, ils forment un binôme à la fois électrique et complémentaire, qui relègue dans l'ombre les autres membres du groupe. L'histoire d'Oasis est celle d'un association unique et fragile, féconde et destructrice, naturelle et complexe. Même si la combinaison des deux personnalités a donné naissance à une véritable success story et donné aux frères Gallagher une place de choix parmi les grands tandems de l'histoire du rock, chacun doit supporter comme une malédiction l'idée de ne pouvoir exister sans l'autre, et ce jusque dans les questions des journalistes.

 

Lorsqu'on connaît la fin de l'histoire, on ne peut s'empêcher de guetter les moments de tension entre les deux frères et d'interpréter la moindre altercation comme un signe avant-coureur de l'inéluctable rupture. Naturellement présente à l'esprit, la séparation du groupe fait planer sur le film un parfum de nostalgie, et la tournée apparaît comme l'un des derniers épisodes d'une aventure musicale aussi riche que sinusoïdale. La classe et l'intensité du groupe sur scène, sa puissance sonore et sa capacité à galvaniser les foules ne peuvent que faire amèrement regretter la disparition d'Oasis. Restent la qualité des chansons et l'empreinte indélébile que la formation mancunienne a laissé dans l'imaginaire collectif, portant sa lad attitude et ses entêtant refrains à des sommets de popularité. Les frères Gallagher ont crée des vocations à la pelle et donné envie à un paquet de gamins d'acheter une guitare. Plus d'un adolescent s'est pris pour Liam devant le miroir de la salle de bains, et on attend encore le prochain groupe pour qui des fans japonais brandiront des écharpes de Manchester City.

 

 

 

 

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15 juillet 2011 5 15 /07 /juillet /2011 21:46

presque-celebre.jpg

Presque célèbre

(Almost Famous)

Film de Cameron Crowe

 

 

     Le rock, c'est sa grande sœur qui lui a refilé le virus, à William, alors qu'il n'avait que onze ans. Avant de quitter la maison pour cause d'incompatibilité avec une mère (Frances McDormand) étouffante et ultra-protectrice qui ne tolère pas, entre autres choses, cette musique décadente sous son toit, elle laisse sous son lit un sac rempli de disques dont l'écoute, lui écrit-elle, doit lui révéler son futur. Dans le lot figurent Led Zeppelin, Dylan, Bowie, les Who, T-Rex. Quatre ans plus tard, les murs de la chambre de l'adolescent sont tapissés de posters et de photos de rock stars, et William, critique en herbe déjà incroyablement pointu et connaisseur, envoie régulièrement des articles à Rolling Stone dans l'espoir d'être publié. Décelant le talent du petit prodige, Lester Bangs (Philip Seymour Hoffman, excellent, comme d'habitude), prend le gamin sous son aile et lui prodigue de précieux conseils pour faire son chemin dans l'univers impitoyable du journalisme rock. Un jour, le miracle se produit: un papier de William sur un concert de Stillwater plaît au magazine, qui lui propose de couvrir la tournée du groupe. C'est le début d'un périple qui entraînera le wonder kid aux yeux écarquillés aux quatre coins des Etats-Unis. 

 

     L'aventure humaine et musicale de l'apprenti journaliste obéit aux codes classiques du processus initiatique. Se détachant de l'emprise maternelle et sortant de l'abri, William s'ouvre aux possibles et découvre un univers fait de libertés parfois dangereuses et de tentantes opportunités, un pan entier du monde évoqué dans les pages de ses revues favorites et avec lequel il entre soudainement en contact. Dans la tradition américaine, l'apprentissage se fait par le mouvement, et l'odyssée de la troupe à travers le pays permet à Cameron Crowe de jouer sur le registre du road movie tout en pénétrant dans l'intimité du groupe. Sur la route, William perd sa virginité, découvre les tourments du sentiment amoureux, s'enivre de la découverte d'horizons nouveaux, goûte aux délices de l'émerveillement quotidien. Les habitants de cette réalité parallèle (musiciens, roadies, groupies, fans), touchés par la passion pure et sincère qui l'anime, se prennent d'affection pour lui, lui donnant l'impression trompeuse d'intégrer une véritable famille. Les scènes dans lesquelles les membres du groupe et les filles qui gravitent autour d'eux cherchent à rassurer sa mère au téléphone ne manquent pas de saveur.

 

     Le cheminement initiatique s'accompagne nécessairement d'une forme de désenchantement, et Presque célèbre n'échappe pas à la règle. Le point de vue de William est celui de l'innocence et de la naïveté. Plongé dans un microcosme qui le fascine et qu'il a une tendance certaine à idéaliser, l'adolescent découvre non sans amertume qu'il y a quelque chose de pourri au royaume du rock, d'où la mesquinerie et la jalousie ne sont guère exclus. Dans les coulisses, le torchon brûle entre Jeff (Jason Lee), le chanteur, attaché à ses prérogatives de frontman, et Russell, le guitariste préféré de ces dames, qui menace constamment de quitter un groupe qui manque d'envergure pour un musicien de son calibre. Fatiguée d'aimer sans retour ce même Russell, qui couche avec elle en tournée avant de regagner les bras de sa femme, Penny (Kate Hudson), reine des band-aids, finit par tenter de se suicider dans la solitude luxueuse de sa suite. La mise entre parenthèses des obligations, l'absence de règles, les libertés creuses, les relations sans lendemain qui n'engagent soi-disant à rien s'avèrent en fait sources de douleur et de mensonge. Les personnages du film ne font que reproduire un schéma social auquel ils pensent ou veulent échapper.

 

     Au bout du compte, paradoxalement, c'est peut-être lui, ce lycéen qui n'avait jamais mis les pieds hors de San Diego, le plus mûr de toute la bande. Malgré les péripéties et l'aspect chaotique de la tournée, William prend très au sérieux la tâche qui lui a été confiée et fait preuve d'un professionnalisme et d'une rigueur qui tranchent avec le n'importe quoi ambiant. Il ne triche pas, le petit, que ce soit dans ce qu'il considère comme un travail à part entière ou dans ses relations à autrui, et notamment à Penny. Du haut de ses quinze piges, il met tout ce petit monde face à ses bassesses, ses rancœurs mal placées, son manque chronique d'honnêteté et de franchise. Comme le comprend Russell lorsque, piégé par Penny, il se retrouve à la fin du film dans la chambre de William (là où tout à commencé) et se voit obligé de lui accorder une interview toujours remise à plus tard, c'est le gamin qui a tout compris. Sans jamais chercher à être cool, il vit son trip avec une intensité toute naturelle et une rafraîchissante authenticité. Quand la corruption et le cynisme menacent et que les fausses stars deviennent des vrais poseurs, les candides se chargent d'entretenir la flamme.

 

 

 

 

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30 juin 2011 4 30 /06 /juin /2011 10:41

When You're StrangeWhen You're Strange

Film de Tom DiCillo

 

 

S'attaquer à un documentaire sur les Doors, c'est oser se confronter à l'un des personnages les plus romantiques et romancés du grand livre du rock. James Douglas Morrison, intouchable icône des sixties, chanteur charismatique d'un groupe culte, objet d'adulation multi-postérisé, incarne dans l'imaginaire collectif la rock star absolue, angélique et hypersexuée, fragile et insolente, féconde et autodestructrice. Le nom de Morrison, chargé de mythes et de fantasmes, évoque pêle-mêle l'incandescence du performer, la figure du poète paré d'une aura blakienne, le scandale et l'outrage, le refus obstiné de la soumission et du compromis. Lorsqu'on aborde un tel sujet, le risque de basculer à tout moment dans le cliché et de perdre de vue l'essentiel (la musique, en l'occurrence) pour sombrer dans l'hagiographie et le mysticisme bon marché, est considérable.

 

Oliver Stone n'avait même pas cherché à déjouer le piège dans son film de 1991 avec Val Kilmer, multipliant les scènes d'orgies et de rituels incantatoires. Tom DiCillo, auteur de comédies de bonne facture comme Ça tourne à Manhattan ou Box of moonlight, retenant peut-être la leçon, a intelligemment joué la carte de la sobriété: point d'effets de manche, de ralentis racoleurs ou de symbolisme tape-à-l'œil ici. Il signe un film remarquablement construit et documenté, porté par l'impeccable commentaire de Johnny Depp himself. Entrecoupé d'extraits de HWY, road-movie expérimental réalisé par Morrison en 1969, When you're strange embarque le spectateur dans un voyage temporel et remonte le fil chronologique pour revenir aux origines d'un groupe atypique et fascinant. Il s'agit bien d'un documentaire musical, qui met l'accent sur le curieux assemblage que formaient les Doors, entre les influences jazz de Ray Manzarek et John Densmore, le passé de guitariste flamenco de Robbie Krieger (qui n'utilisait jamais de médiator) et l'autodidactisme de Morrison, trop timide pour faire face au public lors des premiers concerts. Au-delà de la dimension purement biographique, le film cherche à comprendre ce qui fait la spécificité du quatuor et lui a donné la place qui est la sienne dans le panthéon rock.

 

Ange ou démon, Morrison? DiCillo ne tranche pas et ne donne pas dans l'étude de cas psychologique, préférant insister sur les difficultés des trois autres membres des Doors à travailler avec un frontman aussi imprévisible. Sur scène, tout pouvait arriver à tout moment: Morrison pouvait invectiver le public, voire l'insulter (comme lors du fameux concert de Miami en 1969), s'en prendre aux forces de l'ordre, se lancer dans de longues improvisations poétiques, adopter un comportement volontairement provocant, à mi-chemin entre l'extase et le calcul. En studio, il arrivait régulièrement défoncé à l'acide ou ravagé par une nuit de beuverie, rendant les sessions d'enregistrement pénibles et fastidieuses. La mise en boîte de The Soft Parade a ainsi pris pas moins de dix mois. Témoins de la descente aux enfers de Morrison, Manzarek, Krieger et Densmore n'osent pas le mettre en garde contre lui-même. A la merci de son humeur sinusoïdale et de ses excès, ils savent que les Doors ne seraient plus rien sans lui et acceptent bon gré mal gré de jouer les équilibristes et de le suivre tant bien que mal dans ses délires lors des concerts. S'adapter pour survivre, tel fut le destin des trois hommes de l'ombre.

 

Il est indéniable que les Doors, de par leur côté sulfureux, sont tout aussi naturellement associables à ce qu'il est convenu d'appeler la contre-culture que le Grateful Dead ou Jefferson Airplane. De là à vouloir à tout prix entrelacer la trajectoire du groupe et le fil des événements qui ont marqué l'Amérique des années soixante comme le fait DiCillo, il y a une marge. Témoins de l'époque, les Doors ne pouvaient échapper à leur temps, et les sixties, excitantes et mouvementées, furent la toile de fond de leur histoire. Mais quelle mystérieuse interaction existerait-il entre l'assassinat de Kennedy, le mouvement pour les droits civiques ou le Vietnam d'une part et la production du groupe de l'autre? Pour autant qu'on sache, les Doors n'ont jamais écrit de protest song et ne se prenaient guère pour les porte-paroles d'une quelconque cause. C'est dans ce genre de raccourcis faciles que When you're strange déçoit, mais il ne s'agit là que d'un défaut mineur. Pour le reste, le film remplit parfaitement l'objectif qu'il semble s'être fixé: rappeler à quel point, une fois débarrassés de leurs oripeaux mythologiques, les Doors restent un groupe majeur, pour ne pas dire incontournable.

 

 

 

 

 

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16 juin 2011 4 16 /06 /juin /2011 17:05

Bus Palladium

Bus Palladium

Film de Christopher Thompson (2009)

 

 

Bus Palladium est la première réalisation de Christopher Thompson, petit-fils de Gérard Oury, fils et co-scénariste de Danièle Thompson, spécialiste du film dit « choral » (bien qu'un autre adjectif plus prosaïque commençant par les deux mêmes lettres nous vienne plus spontanément à l'esprit) rempli de personnages archétypaux qui s'envoient leurs quatre vérités à la figure à l'occasion d'un repas de fête, comme dans les inoubliables La Bûche et Le code a changé. Lourd passif. Mais attention, Christopher, malgré son bagage génétique, est un véritable enfant du rock. Il a vu le jour à Grimsby, Angleterre, en 1966, année où sortirent Revolver, Blonde on Blonde et Aftermath et où, accessoirement, l'équipe aux trois lions remporta sa seule Coupe du Monde. A dix ans à peine, il a vu les Stones sur scène grâce à un beau-père organisateur de concerts. Alors, forcément, à l'heure de passer derrière la caméra, c'est ce milieu rock parisien qu'il a eu envie de dépeindre, à travers l'aventure collective d'un groupe de copains fans du blues du Mississippi qui rêvent de succès et de gloire avec leur groupe, Lust. Une façon pour le réalisateur d'évoquer également la période tumultueuse des vingt ans, celle des choix cruciaux et de la peur des possibles. On sait ce qu'en pense Paul Nizan, des vingt ans.

 

 

Le film s'articule autour de la relation passionnelle et conflictuelle entre les deux leaders du groupe, que tout oppose mais que la musique réunit. Manu, le chanteur, à la fois solaire et fragile, charismatique et instable, est un incontrôlable risque-tout qui repousse toujours ses limites, expérimente les drogues, saute du haut des falaises, grimpe sur le toit des immeubles. Brûlant la chandelle par les deux bouts, cet instinctif ne vit que pour l'instant, la sensation présente, le here and now. Lucas, plus posé, discret et cérébral, a quitté un prometteur stage d'architecture à Londres pour revenir à Paris tenter le coup avec le groupe. Entre les deux, fatalement, il y a une fille. La fille. Belle à tomber, naturellement, et argentine, tant qu'on y est. Lucas en tombe immédiatement raide dingue, mais c'est Manu qui s'attire les faveurs de la demoiselle. Coup dur pour l'intello de la bande. Pas bon pour le groupe, cette affaire.

 

 

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Thompson ne fait pas l'économie des stéréotypes et collectionne tous le clichés possibles relatifs à la naissance et la vie d'un groupe de rock: les pétages de plombs du chanteur ingérable qui se prend pour Jim Morrison, l'ivresse des premiers concerts, les parties de flipper, la nana qui menace l'amitié entre les deux meilleures potes du monde, les tournées à l'arrache en minibus, les groupies en furie à la sortie des loges, la pose pour la pochette du 45 tours, etc. Une désagréable impression de déjà vu ne peut qu'envahir le spectateur devant ce film truffé de scènes convenues et de passages obligés qui ne recèle d'aucune surprise et ne fait pas franchement avancer le schmilblick, si l'on veut bien nous passer l'expression. Quelque part entre Le péril jeune (impossible de ne pas voir un lien de parenté entre ce Manu et le Tomasi campé par Romain Duris dans le film de Klapisch) et La bande du drugstore, le film reste comme prisonnier de ses références et demeure incapable de quitter les sentiers balisés. L'originalité et l'innovation n'ont pas leur place dans cette vaste opération de recyclage des éléments que Thompson semble considérer comme constitutifs de l'imagerie et de la mythologie rock.

 

 

Les deux acteurs principaux, Marc-André Grondin et Arthur Dupont, livrent une prestation remarquable, notamment lors des scènes les plus intimistes, qui offrent quelques vrais moments de cinéma et donnent un semblant de profondeur à un film qui s'apparente trop souvent à un joli livre d'images. Malgré l'agaçante coolitude et l'esthétique de publicité pour Ray-Ban dans lesquelles baigne l'ensemble, il se dégage de Bus Palladium une forme de fraîcheur, une candeur presque adolescente, une maladresse touchante de débutant qui collent parfaitement au sujet. La sincérité du propos ne fait aucun doute et le film transpire de nostalgie pour un âge d'or idéalisé, celui de la jeunesse, des copains, des virées, des fous rires. Bus Palladium possède les défauts de ses qualités et les qualités de ses défauts et suscite autant de légitime exaspération que d'indulgence bienveillante.

 

 

 

 

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28 mai 2011 6 28 /05 /mai /2011 18:40

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Rude Boy

Film de Jack Hazan (1980)

 

 

     1978. La vague punk continue à déferler sur l'Angleterre, et les Clash en sont un des fers de lance. L'année précédente, le quatuor londonien a sorti un premier album rageur au son cru et sale, à l'image de son univers urbain. Pendant quatorze chansons, le groupe crache sa bile sur les Beatles et autres icônes rock, l'establishment sous toutes ses formes, l'impérialisme américain, les fausses promesses d'avenir et de progrès social. Très influencé par la musique jamaïcaine, il s'offre une reprise de « Police and Thieves » de Junior Murvin et Lee Scratch Perry (« White Man in Hammersmith Palais » figure sur la version américaine du disque), établissant ainsi un parallèle entre les ghettos de Kingston et les rues chaudes de Brixton. Dans un contexte social très tendu (émergence du National Front, montée du thatchérisme, intensification de la crise économique), les Clash, à la fois ironiques et combatifs, deviennent la conscience politique du mouvement punk, sonnent le réveil, agitent les consciences et, prenant comme modèle la révolte de la communauté noire, appellent à l'émeute blanche.

 

     Grand fan du groupe, Ray Gange, le rude boy (terme désignant les jeunes délinquants des ghettos jamaïcains), ne sait pas trop quoi faire de sa peau. Entre deux concerts et deux cuites à la bière bon marché, il bosse dans un sex shop de Soho où il gagne juste assez pour se payer une piaule miteuse à Brixton, et joue au billard avec Terry, son pote skin. Jusqu'au jour où John, le manager des Clash, lui propose de l'engager comme roadie pour une tournée en Ecosse. A travers les yeux de Ray, les réalisateurs Jack Hazan et David Mingay cherchent à faire pénétrer le spectateur dans l'intimité du groupe en signant un film à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Il assiste aux concerts, cause politique avec Strummer devant une pinte, écoute les récits de baston de Simonon, traîne au studio et offre à la caméra un prétexte parfait pour s'inviter backstage.

 

      Les membres du groupe furent très déçus par le film à sa sortie et, honnêtement, on les comprend. Rude boy est innécessairement long, manque cruellement de rythme et sombre trop souvent dans l'anecdotique. En outre, la stratégie choisie par Hazan et Mingay ne fonctionne pas du tout. Même s'il n'est censé être qu'un témoin du Londres de l'époque et laisser la vedette aux Clash, le personnage de Ray s'avère mou jusqu'à l'agacement, possède le charisme d'un lampadaire et se définit lui-même comme capitaliste (il faut entendre de ses propres oreilles la tirade où il avoue à Strummer que son rêve consiste à avoir une maison à la campagne et des domestiques). Contrairement au Jimmy de Quadrophenia, qui vit son trip mod à fond, Ray renvoie l'image d'un type totalement blasé et revenu de tout qui se planque à l'arrière de la salle lors des concerts et dont on se demande sincèrement ce qu'il peut avoir de commun avec le groupe et la mouvance punk dans son ensemble. A l'image de Strummer, véritable pile électrique sur scène, les Clash se définissent par l'énergie qu'ils dégagent et la force communicative de leur musique. Mais au lieu de restituer la puissance électrisante du groupe, le film se laisse peu à peu contaminer par l'apathie envahissante de sa figure centrale et finit par lasser. Un comble.

 

     Les scènes de concert restent la seule bonne raison de regarder le film. Au sommet de leur classe, les Clash déroulent les titres de leur premier album (« Career opportunities », « Garageland », « White Riot », « Janie Jones », « London's Burning ») devant des publics en transe et des foules parfois colossales, comme lors de l'Open Air Carnival de Victoria Park, où Strummer s'égosille devant une véritable marée humaine. Dans toute son attitude, qui contraste avec la pose plus détachée et cool de Jones et Simonon, il y a quelque chose du rocker-tribun qui exhorte la masse au soulèvement. Au moment du tournage, les Clash enregistraient Give'em enough rope, et la conviction avec laquelle Strummer pose sa voix sur « All the young punks » donne une idée de la foi intérieure qui habitait le bonhomme, qui a dû sabrer le champagne lors de l'élection de Maggie deux ans plus tard. Dans un film laborieux qui peine à leur faire honneur, c'est encore les Clash qui rendent le meilleur hommage à eux-mêmes.

 

 

 

 

Extrait :

 

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